"Propos de comptoir" : Chez le frituriste

by vincent-devaux_kf563i6o 24. octobre 2023 00:36

Qu'est-ce concrètement que la crise ? La crise c'est avant tout la perte du lien, la distance qui s'installe entre les gens. Alors certes, la crise c'est aussi par ailleurs créer du lien, lorsque par exemple, l'on se mobilise, l'on se coalise, lorsque l'on sort de sa torpeur. Mais pour sortir de sa torpeur, il faut bien, auparavant, y être entré. Alors comment fait-on pour entrer dans cette torpeur? 

On y entre à marche forcée, petit à petit, au travers d'actes du quotidien, pris dans des évènements sommes toutes assez triviaux. Comme lorsque l'on va se chercher une portion de frites, trop paresseux que l'on est, trop fatigué, trop las, pour cuisiner. On va chercher sa portion de frites et du même mouvement, on se fait la réflexion, période covid étant passée, que peut-être, le traditionnel cornet de frite et sa sauce, serait désormais réservé à la classe moyenne. Bien sûr, on a mauvaise conscience d'avoir cette pensée. Oui car le friturier, lui, doit résoudre la quadrature du cercle. Il n'a pas augmenté ses tarifs de gaieté de cœur. Il sait bien que s'il ne le fait, il ne rentre pas dans ses frais ; Il sait bien que le faisant, il va exclure de son commerce une partie de sa clientèle, la plus fragile, la plus précaire, celle pour qui il était encore possible de "manger à l'extérieur" à l'occasion, sans trop sacrifié sur d'autres postes.

Et pourtant, il n'en reste pas moins qu'il est toujours malaisant d'entrer dans un commerce dans une ville qui n'en est plus vraiment une, dans un boui-boui (sans connotation négative aucune), de faire le pied-de-grue devant un food-truck, et de se trouver petit, minable ; de ressentir que l'on ne consomme pas assez, que l'on n'est "pas assez bon client". Certes, le frituriste, en face de vous ne vous le dit pas ; il cherche même à ne pas vous le faire sentir,...mais sous savez, malgré tout, qu'il le pense. Vous savez que venant chercher un cornet de frite et sa sauce, voyant que vous êtes seul devant le comptoir, à l'heure où les estomacs en demandent ; vous savez qu'il vend à perte, qu'il ne rentrera pas dans ses frais, qu'il rentrera chez lui la boule au ventre, presque fâché d'avoir travaillé. Vous vous rendez compte que ce visage qui vous sourit un peu, est aussi une personne qui accumule les factures et qu'il ne saura pas les payer toutes, ou pas entièrement. Vous intuitionnez que, peut-être, dans six mois, sa devanture sera fermée, que vous ne pourrez plus vous réjouir d'entrer dans ce lieu, qui bien qu'éclairé par des néons blafards, vous dépanne, vous réchauffe, vous "sauve", vous le banlieusard un rien aisé

Et c'est ainsi que nait le ressentiment. Vous savez que vous êtes un rien aisé, mais aussi à peine aisé. Vous sortez juste la tête hors de l'eau, mais vous pouvez, sans trop y penser, passer à la librairie où il fait bon se montrer, régler à la caisse les quelques livres qui vous ont tapé dans l'œil, puis passer du temps à arpenter l'un de ces livres dans une brasserie spécialisée en bières spéciales. Vous savez vous faire tous ces petits plaisirs sans trop sourciller. Pas tellement plus, mais assez que pour être à la fois courtisé et détesté, par tel ou tel commerçant, tel ou tel friturier, qui malgré tout, vous trouve "pas assez bon client". 

Voilà qu'il vous en veut de "ne pas consommer assez" ; au fond, d'être presque une charge pour lui. Et vous vous lui en voulez d'avoir augmenté ses tarifs, car vous ne pouvez non plus être philanthrope pour toute la ville et c'est fin de journée. Vous vous sentez donc, en fin de journée un peu minable, juste un peu. Car vous savez aussi qu'il devait les augmenter, ses tarifs. Alors, avec un rien de mauvaise foi, vous lui en voulez, de vous mettre vous dans une situation quasi embarrassante, qui vous charge de culpabilités et qui vous donne à penser, que peut-être, la prochaine fois, il serait mieux de ne pas se montrer, de rester sagement chez soi.

La crise c'est quand la classe moyenne, celle qui peut un rien consommer plus pour faire vivre ceux qui bossent dur pour pas grand chose, c'est quand cette classe moyenne, devient médiocre car plus assez "moyenne",  quand elle devient objet de ressentiment tout autant qu'elle cultive elle même du ressentiment. La crise, essentiellement parlant, c'est l'inscription au cœur de la Cité, du ressentiment.

La crise c'est cela, une distance qui s'installe, sournoisement, pour pas grand chose, pour un rien de trop peu, ce trop peu qui devient de trop, cette torpeur qui s'installe et nous rend à tous le moins distant, quelque peu méfiant, parfois irrité, qui nous rend un peu moins humain... 

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De quoi le socialisme est-il le nom ?

by vincent-devaux_kf563i6o 23. octobre 2023 13:55

17/05/2022 (corrigé le 23/10/23)

Vincent DEVAUX

Pourquoi être social-démocrate aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’agir au sein d’un parti tel, au nom du socialisme. Ce court texte, sans prétention académique, vise à poser ma vision personnelle de l’action socialiste.

Il faut aujourd’hui, après la faillite du « socialisme réel », revoir ce que l’on entend par socialisme. Le socialisme ne peut se confondre avec la seule vision d’un État abouti (que ce soit avec « un petit é » ou « un grand É »). Le socialisme, ce n’est pas une succession de plans quinquennaux qui s’imposent à une économie largement étatisée. Ce n’est pas avant-tout une superstructure étatique qui s’imposerait telle aux humains, de façon instrumentale. Voir la chose ainsi serait répéter la volonté d’en revenir aux totalitarismes telle que l’on les a connus au XXe S.

 

La thèse majeure que je défends, est que le socialisme, soit l’action socialiste, est la conjonction, la convergence, l’interdépendance consubstantielle et réciproque de trois composantes mises en mouvement d’un seul geste.

 

Je vais donc commencer par les expliciter brièvement avant que de montrer en quoi ils sont mis en mouvements :

La première composante est un ensemble de valeurs. Ainsi ce que l’on retrouve au sein des Droits Humains ; citons principalement la liberté, l’égalité, la dignité, la sûreté de sa personne. Ce sont les droits en tant qu’ils expriment la nature profonde de l’homme qui se doit de pouvoir s’exprimer, se réaliser. C’est donc une composante anthropologique. La social-démocratie se donne pour objectif de voir progresser ces valeurs, ces droits humains qu’ils soient de 1ière, de 2ème voir de 3ème génération (bref, respectivement : droits-libertés, droits sociaux et droits environnementaux). Qui dit valeur dit aussi traduction politique de ces valeurs : l’équité, les capabilités, la justice sociale, ...  Je reprendrais les mots de Jaurès clamant que le socialisme débusque dans la société les iniquités en les combattant.

La deuxième composante se trouve être les personnes concrètes à qui sont attribuées ces valeurs, ces droits. Ces valeurs doivent être réalisées au bénéfice d’individus, des destinataires préférentiels. Et donc la deuxième chose qui compte pour fonder le socialisme, c’est la prise en compte de situations existentielles. Alors qui sont ces personnes ? Majoritairement, et en gros, les précaires, les personnes à la marge, les fragiles de ce monde, les classes populaires…. Les fragiles en fonction de tel ou tel contexte, « en situation » dirait Sartre. C’est d’abord pour et avec eux que le socialisme à quelque chose à dire et à faire. Il est question pour l’action socialiste d’opérer un choix préférentiel. Ce qui amène au délicat arbitrage dans l’allocation des diverses ressources. Si une action renforce la classe moyenne au détriment des classes populaires, c’est un problème. Il faut veiller à ce que ce ne soit pas le cas.

Aussi, la social-démocratie à ceci de particulier que ses membres les plus actifs, sont très majoritairement loin d’être précaires. Ils doivent se donner pour tâche non pas de promouvoir la couche socio-économique à laquelle ils appartiennent, mais la couche des plus mal lotis de ce monde, des « perdants » de ce monde, du libéralisme.

J’aborde la troisième composante. Il s’agit de la qualité des institutions. Pour un socialiste, celles-ci devraient être les moins injustes, les plus désaliénantes, les plus socialisées possible. Quand je parle d’institutions, je vise celles-ci, au sein d’une société, de façon élargie. Il s’agit bien sûr des institutions étatiques, mais aussi des institutions de la sociétés civile, des institutions économiques, (on pensera à l’Economie Sociale et Solidaire) et bien sûr des structures politiques (plus de démocratie participative).

Chacune de ces trois composantes sont pour moi indispensables. Elles doivent être prises en compte ensemble, corrélativement et dans leurs interactions lorsqu’il est question d’une action politique particulière. J’entends donc par action politique la production d’actes, la création d’évènements (au sens philosophique du terme) qui induit en même temps une amélioration, un progrès de ces trois pôles, de ces trois composantes : promotion de valeurs, amélioration existentielle des individus et transformation des institutions.

Ceci m’amène à une sorte de mise en garde.

- On ne peut agir en vue d’un système institutionnel socialisé au dépend de la situation des individus, sinon on fait de ceux-ci des moyens en vue d’une fin. On les utilise, on les instrumentalise.

- On ne peut non plus se suffire de résoudre les problèmes du quotidien des précaires, sinon on se contente de faire du social. C’est très bien de faire du social, mais cela ne fonde pas une politique, cela ne résout pas les problèmes à la racine. Cela maintient les causes de la précarité.

- On ne peut non plus promouvoir seulement les droits humains. L’action socialiste doit identifier pour chaque action les plus précaires, les plus fragiles afin que leur situation s’améliore. Il y a quelque chose de l’ordre de la priorisation.

Donc la prise en compte d’une composante sans entrevoir les autres ne peut produire d’action socialiste.

Que doit faire la social-démocratie avec des trois pôles que je viens d’énoncer ?

Qui dit action socialiste, dit bien mouvement, transformation au sein du monde. Le socialisme d’abord est un « cri »[1] dans le monde et il se veut agir dans le monde, en vue de produire des évènements, un maximum d’évènements, une foultitude d’évènements. Chacun de ces évènements doit permettre une progression dans la réalisation des trois composantes que j’ai présenté : une meilleure situation existentielle des précaires, élargissant les droits humains et socialisant les structures. Un événement est donc la transformation du monde par tel acte politique qui nécessite la prise en compte des trois composantes au sein de celui-ci. La social-démocratie doit saturer la société d’évènements de ce type. Concrètement, produire cela au sein de la société civile, dans nos quartiers, dans les institutions d’Etats,..Il y a donc un idéal de progression vers une société dite plus socialiste, une société qui voit la situation des plus précaires s’améliorer, des valeurs se disperser et des structures se socialiser.

Pour moi l’action socialiste est dans ce registre. Elle n’est pas « ambitieuse » en ce sens qu’elle n’est pas spectaculaire, mais elle répond à des nécessités.

 V.D.



[1] (cf. John Holloway)

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